À travers Hambourg

À travers Hambourg

Nov 12, 2021

... ou les mémoires d'un apprenti comptable.

Avec une démarche souple et aérienne, qui recueillit les hourras de tout l'équipage, l'homme descendit de l'avion. Admiré des autres passagers, il posa pour la première fois le pied sur le sol allemand, sans hésiter. Sur le tarmac, il remit son veston, vérifia l'état de sa madeleine à travers l'emballage plastique et l'agita en signe d'adieu à l'hôtesse. Derrière cette assurance, ces dents blanches et ce petit nez parfait, qui aurait pu croire que se cachaient de profondes affres sentimentales et une sacrée dépression nerveuse ?

Cet homme du monde, n'ayant pour seul bagage qu'un diplôme non reconnu et les larmes de sa mère, c'était moi. On était le 10 novembre 2016 et je venais d'arriver à Hambourg. J'allais avoir 30 ans dans quelques jours (1) et j'étais bien décidé à commencer une nouvelle vie. Ma joie devait être contagieuse car autour de moi les équipes s'activaient, bien décidées à rebaptiser sur-le-champ l'aéroport en mon honneur.

Mon enthousiasme pour l'hospitalité allemande fut cependant de courte durée. Ce n'est pas mon patronyme qu'ils inscrivaient au fronton du terminal, mais celui d'un certain « Helmut Schmidt ». Qui c'est celui-là qui me volait la vedette ? J'hélais les policiers, montrais ma carte d'identité et indiquais la grossière erreur de transcription. Ils ne voulurent rien savoir et m'envoyèrent sans ménagement récupérer mes valises. La partie, Kamarade, n'allait pas être facile dans cette contrée.

Mönckebergstraße

La langue allemande était un lointain souvenir. Vingt ans en arrière et à l'autre bout du couloir, pour être exact. Dans une salle du collège d'où résonnaient pleurs et, à toute évidence, châtiments corporels. Moi, j'étais en espagnol où sous l'œil ébahi de Mademoiselle Corazón, je revisitais le flamenco et roulais des « r » à n'en plus finir. Sans me douter que ce n'était que perte de temps. Merci l'éducation nationale, merci Mme Duchamp (2) !

À Hambourg, je décidai d’apprendre la langue de mes hôtes. Sur la commerçante Mönckebergstraße, entre un Starbucks et une boutique Adidas, trônait la « DeutschAkademie ». La seule université construite au-dessus d'un vendeur de paninis. Ce n'était pas Berkeley mais il y avait une machine à café et elle faisait du chocolat chaud. J'étais heureux.

Apprendre une langue étrangère est idéale, dit-on, pour rencontrer de nouvelles têtes. À peine avais-je retenu quelques chiffres que je rappelais à mon voisin de table, un Brésilien un peu bougon, la victoire de la France en 1998 : « 3-0 ! » Niveau amical, mon solde était à -1. Il y avait un Néo-zélandais aussi. À lui, je ne faisais qu'un très léger signe de la tête et partais en courant. C'était plus prudent.

Les plus sympas semblaient être les Espagnols. Mais j'avais trop peur de retomber sur Monsieur Duchamp alors je me concentrais sur mes exercices et mes déclinaisons.

Rathausmarkt

Quand est sortie de ma bouche ma première phrase avec un verbe à la fin, j'ai su qu'il était temps pour moi de partir à l'aventure.

Après avoir essayé d'accompagner des enfants réfugiés en mimant, puis de distribuer des légumes sans connaître leur nom, je trouvais un stage au plus près des responsables politiques, dans les arcanes du pouvoir, littéralement sous la mairie. Dans une librairie située entre l'entrée de la station et les toilettes du métro. La clientèle était plutôt du genre pressée.

À l’allemande, le processus de travail y était parfaitement calé : un (potentiel) client s’adressait à moi, j’écarquillais les yeux, et un collègue prenait la relève. On formait une sacrée équipe. De temps un temps, un bénévole, placé d'office par le Pôle Emploi local (3), me balançait une caisse de livres bien trop lourde dans les bras et me traînait en ville. Dans chaque commerce, il rentrait, criait que je cherchais un travail – je confirmais, balbutiant, rouge et haletant – puis il ressortait l'air satisfait. Je n'ai jamais été rappelé.

La directrice de la librairie ne prévoyant pas, dans l’immédiat, de me confier plus de responsabilités, j’allais finalement voir ailleurs.

Wandsbeker Chaussee

C'est à Wandsbek que j'ai ressenti pour la première fois la fierté d'être français. Devant le Décathlon. Quelque part, c'est un peu grâce à moi que les Allemands peuvent acheter des protège-tibias bon marché, non ?

J'avais dans ce quartier un énième rendez-vous avec une agence d'interim. Une du genre où ceux qui n'ont pas de travail doivent se laver les mains sous le regard accusateur de la secrétaire. Le conseiller me promit monts et merveilles. À une condition : que j'accepte d'enfiler des chaussures de sécurité plus grandes que moi, de partir sur le champ à l'autre bout de la ville, et de ne pas avoir la curiosité de regarder le contrat.

J'avais à peine effleuré le document qu'il me pris par le col et me ramena à la porte. Sur le chemin, je l'interrogeais, en français dans le texte, sur la légalité de la profession de sa maman. Pas de réponse. C'est pourtant passionnant, les différences culturelles.

Sankt Georg

Après une autre série d'entretiens plus ou moins prometteurs, je réussis à décrocher, armé de ma plus belle cravate et de mon plus bel accent, la place tant convoitée : apprenti.

Le 1er septembre 2017, l'homme au nez le plus harmonieux était donc de retour sur les bancs de l’école. « On se tutoie ou on se vouvoie ? » me demanda le professeur de comptabilité. Je répondis « non ». Ce qui le laissa perplexe, et moi aussi. L’apprentissage pouvait enfin démarrer !

Si vous n'aimiez pas, enfant, les devoirs à la maison, l'apprentissage par cœur, le stress des examens et du dimanche soir, il est peu probable que vous y preniez goût trente ans plus tard. En revanche, vous découvririez certainement avec bonheur la cafétéria de l'école, son chocolat chaud et sa collection de petits pains et de brownies.

J'avais à peine fini un délicieux pain à la cannelle que mon professeur principal me tomba dessus : « Arthur, vous pouvez apprendre l'espagnol ici. Mais ça serait bien de se concentrer sur l'allemand, non ? » Mon sang ne fit qu'un tour : « C'est un coup de Monsieur Duchamp ? Dîtes-le ! » Il n'a pas compris. Sans doute à cause de l’accent (4).

Jungfernstieg

À quelques mètres de l'Alster, au bureau, j'élaborais une stratégie particulièrement intelligente. Celle-ci consistait à répondre tout le temps « oui » (et à courir aux WC dès que le téléphone sonnait). Mes progrès furent fulgurants : en cinq mois, j’étais autonome pour commander les bouteilles d’eau.

Buveur de chocolat à l'école, j'étais sur mon lieu de travail « Herr Devriendt ». Le responsable de l'entreprise m'invitait au restaurant, m'emmenait en voyage et me parlait même de responsabilités futures. A-t-il pu me confondre trois années durant avec une autre personne ? Les plus grands scientifiques se sont penchés sur la question et c'est la seule explication rationnelle trouvée à ce jour.

Eppendorf

Il y a le travail, l'école, l'apprentissage. Puis il y a l'amour. Ou la recherche de l'amour. Par je ne sais quel miracle, je réussis après moult tentatives à attirer une brune dans un restaurant du nord de la ville.

J'avais appris un poème par cœur, au cas où. Sous le regard interrogatif du chien du restaurateur, je pouvais réciter du Baudelaire dans la langue de Goethe, mais j'étais incapable d'expliquer simplement pourquoi ma mère avait mal au dos. Cela n'eut pas l'air de gêner ma partenaire : « Tu es mignon toi ! » qu'elle répétait sans arrêt. Devant tant de ferveur, je m'autorisais à l'embrasser.

J'apprendrais bien plus tard qu'elle parlait au chien.


Notes de bas de page :
(1) Mon anniversaire, c'est le 18 novembre. Vous n'avez plus d'excuses !
(2) Le vrai nom de Mademoiselle Corazón, comme me l'a appris un soir Monsieur Duchamp sur le parking désert du collège.
(3) C'est ce qu'ils appellent le « German Dream ».
(4) Finalement, j'ai appris le français. J'ai eu une bonne note.

Chronique initialement parue en août 2021 sur le site de «DenkFabrik» et à retrouver ici.

Enjoy this post?

Buy Arthur Vendredi a coffee

More from Arthur Vendredi